- TRANSFERT (psychanalyse)
- TRANSFERT (psychanalyse)Si l’usage du terme de transfert est commun à la psychologie expérimentale de l’apprentissage et à la psychanalyse, la conceptualisation qu’il recouvre relève de deux lignes d’élaboration fondamentalement distinctes. Dans l’ordre expérimental, c’est au physiologiste E. H. Weber qu’il revient de l’avoir introduite en 1834, en vue de désigner la «facilitation» d’une activité par l’exécution antérieure d’une tâche analogue. Dans son application à la relation thérapeutique, elle dérive des développements que Rudolf Kleinpaul lui a donnés en 1884, afin de caractériser la mutation du langage de geste en un langage de mot, et plus généralement le ressort des variations sémantiques. Sans doute sera-t-il donc aisé d’assigner à ces deux séries de recherches un modèle spéculatif commun: la généralisation caractéristique du transfert d’apprentissage trouverait alors sa réplique dans le déplacement des investissements, attesté par la cure, de l’environnement enfantin à la personne de l’analyste. Plus profondément, cette assimilation pourrait se prévaloir de la fécondité des modèles linguistiques dans l’analyse des problèmes de l’apprentissage, ainsi que des développements remarquables qu’a connus la théorie de l’information sur le terrain des processus de langage: des équivalents pourront leur être, en effet, donnés dans la théorie de la talking cure . Encore faudra-t-il se demander si l’uniformité du modèle résiste à la spécification empirique des problèmes; et la critique épistémologique exige ici le concours de l’histoire des idées, dans la mesure où l’originalité du processus psychanalytique de transfert doit être dégagée des formulations où ses premières ébauches l’ont tenue d’abord enveloppée.Sources de l’élaboration freudienneIl est généralement admis que la conception du transfert a évolué, dans la pensée de Freud, de la notion d’un déplacement d’affect, procédant de représentation à représentation, à une notion élargie impliquant au premier chef, avec la personne du thérapeute, la composante essentielle de la relation analytique. Plus précisément, la première période de l’histoire du transfert chez Freud serait inaugurée par l’évocation des «liaisons erronées» des Études sur l’hystérie , la personne de l’analyste étant destinée au rôle de représentation réceptrice, et par L’Interprétation des rêves spécifiant l’appartenance de la représentation transposée à l’inconscient, celle de la représentation réceptrice au préconscient. Ultérieurement, cette conception aurait été infléchie par l’importance prévalente reconnue dans la théorie au complexe d’Œdipe, pour déboucher enfin sur la notion d’une «réédition» des prototypes infantiles. Le problème est pourtant de déterminer ce qui revient en propre, dans ces différentes étapes, à l’expérience et à la théorie psychanalytiques. Et en cela s’impose comme un préalable indispensable la référence à Klienpaul.Héritier de la tradition de Max Müller et d’Arsène Darmesteter, Kleinpaul, en effet, ne s’est pas borné à transposer au plan d’une psychologie individuelle l’analyse des effets de métaphore et de métonymie considérés comme les ressorts de la vie inconsciente des langues; il n’a pas seulement généralisé de ce point de vue la notion même d’un «langage», mais il a désigné dans le «transfert» (Übertragung ) le ressort de ce développement sémantique. Bien plus, analysant dans le détail les motifs psychologiques de ce transfert, il en souligne le rôle de masquage vis-à-vis de représentations gênantes, notamment dans l’ordre sexuel. Il insiste longuement sur les ressources qu’offre à cet égard le «langage par images», dont il trouve le modèle dans les hiéroglyphes; il en propose des exemples tels que le nez pour le phallus, le soulier pour l’organe féminin; il assimile expressément à un transfert par métaphore les phénomènes émotionnels. En bref, si la première conception du transfert s’était réduite à un déplacement de représentation à représentation, nous devrions convenir – qu’il s’agisse du déplacement d’affect ou d’un glissement signifiant – qu’elle est entièrement empruntée.La restitution des sources de la psychanalyse, loin d’en diluer l’originalité, n’a cependant d’autre intérêt que d’en préciser l’apport spécifique. Freud, dans les dix premières années de sa recherche, reprend en effet à son compte des schémas typiques; mais c’est pour tenter de mettre en forme une découverte venue d’ailleurs, c’est-à-dire de la relation thérapeutique et de son développement.Revenons sur l’emploi du concept de transfert dans les Études sur l’hystérie . En une note de l’analyse d’Emmy von N., est soulignée comme caractéristique constante du processus de transfert la défiance qu’a le patient du thérapeute. C’est dans ces conditions, et lorsque la causation effective d’une perception échappe à la conscience, que «le patient cherche une autre liaison, à laquelle il croit, bien qu’elle soit fausse». Le transfert intéresse donc, au premier chef, un phénomène spécifique d’imputation. Vers la fin de la «Psychothérapie de l’hystérie», se référant à cette indication, Freud précise, par ailleurs, que, lors du transfert qui se produit ainsi par le moyen d’une fausse liaison «à la manière d’une mésalliance», s’éveille le même affect que celui qui avait poussé la malade à proscrire (verweisen ) un désir interdit. Le problème sera donc de comprendre d’abord comment se rejoignent les deux bouts de la chaîne – l’expérience qui, dans le passé, donne matière au transfert, et le processus même de transfert, intervenant dans un contexte de méfiance à l’endroit du thérapeute.Or, le génie de la langue, comme le veut Freud, nous sert ici de guide. Des représentations proscrites Freud dit, en effet, qu’elles sont objets de «rejet»; et le terme auquel il recourt en l’occurrence est celui de Werfen , dont il désigne par ailleurs le sentiment qu’a l’hystérique d’être rejetée, geworfen . De ce même terme (autour duquel on sait que se développera chez Lacan la théorie de la psychose), un historique préfreudien aurait d’ailleurs à prendre ses jalons de Moritz Drobisch (1802-1896), qui l’applique au versant négatif de la décision, de Franz Brentano, qui l’applique à l’exclusion de l’énoncé de la position d’existence. L’originalité de Freud, à la date où nous sommes, est cependant de s’y appuyer pour marquer l’affinité de la mise hors circuit de la représentation dont s’enveloppe la motion libidinale, et de la proscription de la personne même qui fut, dans l’épreuve archaïque du traumatisme, le sujet de cette motion.Transportons-nous maintenant à l’autre extrémité pour évoquer, avec le moment négatif du transfert, la défiance du thérapeute. De façon plus compréhensive, articulons les trois niveaux de cette expérience de la relation thérapeutique, dont la couche la plus profonde trouve précisément son expression dans le transfert. Aux trois modèles de sériation selon lesquels s’ordonne le «matériel» de la cure, linéaire, concentrique, en zigzag, correspondent, dans les Études sur l’hystérie , les trois formes de vicissitudes que traverse le patient dans sa relation à l’analyste, et les trois modalités affectives qui leur correspondent: paralysie des initiatives du moi (Hindernis ), crainte de l’aliénation (Furcht ), effroi (Schreck ) de «reporter sur la personne du médecin les représentations pénibles issues du contenu de l’analyse». Or ce dernier niveau – celui du transfert, en l’occurrence du transfert négatif – se détermine précisément à la date où nous sommes par la défiance du thérapeute. C’est donc pour autant qu’elles sont elles-mêmes des expériences de rejet que les «représentations pénibles» archaïques s’y actualisent. Loin de se confondre avec la tradition d’interprétation attestée par Kleinpaul, le transfert des Études sur l’hystérie se définit donc déjà en rupture avec elle, dans la mesure où le registre de l’interprétation est traversé par l’expérience proprement analytique des impasses d’expression. De quoi témoignerait encore, quelques années plus tard, le double langage de L’Interprétation des rêves . Car la représentation inconsciente, dit Freud, «ne peut, en tant que telle, pénétrer dans le conscient et ne peut agir en ce domaine que si elle s’allie à quelque représentation sans importance qui s’y trouvait déjà, à laquelle elle transfère son intensité, et qui lui sert de couverture»: version nouvelle, d’esprit dynamique, du transfert représentatif de Kleinpaul. Mais, poursuivra Freud, «l’inconscient tisse ses liaisons autour des impressions et des représentations du préconscient qui n’ont pas été prises en considération, parce qu’indifférentes, ou bien auxquelles cette prise en considération a été tout aussitôt retirée en tant qu’elles ont été proscrites (durch Verwerfung )» (souligné par nous). Ici intervient cette mise hors circuit dont les Études sur l’hystérie avaient introduit la notion, et dont l’ultime approfondissement se traduira en 1932 dans Analyse terminable et analyse non terminable , le transfert négatif étant invoqué au principe de la résistance à l’intervention, et l’opposition du transfert négatif des Études et du transfert positif trouvant alors sa racine dans le conflit d’Éros et des pulsions de mort, c’est-à-dire dans le cycle d’ouverture et de fermeture du sujet à l’Autre, où l’expression mathématique du principe de stabilité de Fechner trouve son accomplissement.Ce n’est pas ici le lieu de restituer ce développement jalonné en 1907 par le commentaire de la Gradiva , en 1911 par la Dynamique du transfert , en 1917 par L’Inquiétante Étrangeté , en 1920 par l’Au-delà du principe de plaisir , en 1927 par l’Avenir d’une illusion ; sous le double aspect de l’ontogenèse et de la phylogenèse, il engagerait, de proche en proche, l’ensemble des problèmes de la psychanalyse. Rappelons seulement qu’en assignant en définitive pour ressort au transfert l’exigence de crédibilité de l’analyste et l’illusion de sa personnification, vestiges indélébiles de l’appel infantile à la toute-puissance, Freud n’a cessé d’en poursuivre le principe dans l’inaccessibilité du fondement de la croyance. Plus simplement, selon ses propres termes, le ressort ultime de l’analyse est l’amour de la vérité. Du point de vue de l’épistémologie comparée, le problème est de savoir si cette exigence peut être confrontée avec la théorie moderne de l’apprentissage au sein d’un même univers de discours.Transfert d’apprentissage et transfert psychanalytiqueDans un travail publié en 1960, et portant sur l’étude de l’utilisation de l’information dans l’apprentissage, Jean-François Richard apporte à cette discussion des éléments de comparaison d’autant plus précieux qu’ils se situent strictement sur le terrain de la méthodologie expérimentale. Mis en évidence par Weber sur l’expérience de la facilitation bilatérale (une tâche exécutée de la main droite facilite son exécution de la main gauche), intégrée par Thorndike en 1892 à l’étude psychologique et pédagogique du learning , et soulevant le problème du degré de similitude des tâches en relation à la «loi de l’effet», rendu enfin justiciable par la théorie de la forme d’un type nouveau d’analyse globale, le processus de transfert, avec Richard, se trouve en effet distribué entre plusieurs niveaux d’observation – et deux registres principaux de conceptualisation. D’une part, au gré des conditionnements, opère un «transfert» de type traditionnel, assimilable à une généralisation. Mais, d’autre part, l’apprentissage obéit à une attitude active, plus précisément à l’établissement d’une stratégie, et celle-ci est essentielle à l’explication des processus décrits comme phénomènes de transfert. S’agit-il par exemple, comme dans les expériences de Richard, de découvrir une correspondance entre l’apparition de signaux lumineux et l’occurrence d’un signal sonore (test d’éducabilité), on constatera qu’un groupe d’étudiants se montre bien supérieur à un groupe d’apprentis, alors que leurs résultats respectifs sont équivalents aux tests d’intelligence. Cette différence ne peut être imputable qu’à une différence d’attitude devant la tâche. C’est précisément à l’établissement et aux régulations de cette attitude qu’est consacrée l’étude expérimentale. Elle attestera, en particulier, l’insuffisance de la loi de l’effet de Thorndike, en ce sens que le renforcement des activités n’émane pas seulement de la «récompense» apportée par une bonne réponse, mais aussi des erreurs. Dans ces conditions, l’information ne peut être consolidée que dans la mesure où sont contrariés les effets des facteurs de détérioration de l’information; et au premier chef pourra être ici précisé le rôle de la stratégie assumée par le sujet.On restituerait aisément l’accord de principe de ces analyses avec les modèles mathématiques du transfert d’apprentissage. L’exposé systématique en a été donné par Richard C. Atkinson et William K. Estes sur le fondement de la théorie des ensembles, dans un chapitre du classique Handbook of Mathematical Psychology . Au départ, est envisagé un modèle dans lequel les divers échantillons possibles de stimulation sont censés entièrement distincts. De là, on passe «à une analyse de la généralisation ou du transfert», effets qui pourraient être mesurés sur une épreuve isolée succédant à une série d’épreuves d’apprentissage; la prédiction de ces effets de transfert dépend alors de l’information concernant l’état de la population de stimuli immédiatement antérieur à cette épreuve test, mais elle ne dépend pas du cours de l’apprentissage. Telle sera la situation complexe et concrète à l’élaboration de laquelle est appelé un modèle ensembliste, et dont une réinterprétation originale est offerte par les expériences de Richard, en ce sens que le modèle concerné par celles-ci n’est plus seulement d’ordre formel, mais traduit dans sa spécificité la stratégie propre du sujet.Entre cette stratégie d’apprentissage – caractérisée par la distribution des probabilités d’occurrence et par la distribution de l’information – et la stratégie libidinale, on comprend alors qu’il y ait affinité: chacun des stades de développement libidinal correspond, en effet, à une certaine probabilité de réponse de la part du socius . Ce que tend à mettre en évidence l’homonymie du terme de transfert n’est donc pas, de ce point de vue, référence vague à la transposition des expériences cognitives. Bien plutôt s’agit-il d’une analogie de principe dans le traitement de l’information. Sur le versant psychanalytique, elle engage l’inflexion de la destinée pulsionnelle selon les vicissitudes des «théories sexuelles infantiles». Ainsi, après avoir indiqué en 1908 comment les premières investigations sexuelles de l’enfant viennent buter sur la théorie selon laquelle la mère possède un pénis comme l’homme, Freud souligne que l’insuccès de son effort de pensée facilite la mise hors circuit et l’oubli de ses premières anticipations. Le terme dont il désigne alors ce processus est celui même par lequel les Études sur l’hystérie caractérisaient l’exclusion du sujet, Verwerfung . Et «cette rumination intellectuelle et ce doute, poursuit-il, sont pourtant les prototypes de tout le travail de pensée ultérieur touchant la solution de problèmes, et le premier échec a un effet paralysant pour toute la suite des temps». Tel sera, en effet, le germe du transfert négatif, où le patient répétera vis-à-vis de l’analyste l’épreuve de cette impasse; et il est significatif que le langage dans lequel l’exprime le texte sur l’analyse terminable et l’analyse interminable fasse précisément référence au registre de l’information: «Le patient, écrit Freud, entend bien le message, mais ce qui manque est l’écho.»Une confrontation est donc possible sur le terrain de la stratégie de l’information entre les deux acceptions du transfert; elle ne pourra cependant que consacrer leur irréductibilité – irréductibilité qui ne tient pas au contenu des expériences, mais à leur statut.Car le transfert, dans son acception psychanalytique, a ceci de spécifique qu’il a le statut d’une illusion. En d’autres termes, la stratégie du patient dans son rapport à l’analyste n’est pas exposée à l’échec par des circonstances de fait, elle y est vouée en droit. Car la garantie de crédibilité qu’elle se flatte de s’assurer ne fait que nous renvoyer l’image de la carence qui en impose la revendication, celle de la toute-puissance adulte en vis-à-vis de la déréliction infantile. Il est donc entièrement légitime de connoter du même terme de transfert les transpositions de stratégie qui interviennent respectivement dans l’apprentissage et dans la cure. Mais c’est précisément dans la mesure où une telle transposition est déjouée que le transfert reçoit son statut proprement psychanalytique. En définitive, la ligne de partage entre ces deux acceptions, c’est donc la ligne de la transgression impossible entre l’actualisation du discours et sa vérité – l’inaccessibilité du fondement, c’est-à-dire de la stratégie qui nous assurerait inconditionnellement de l’efficacité de notre stratégie. Car la Zoé de la Gradiva noue le transfert, mais c’est à l’Atropos des «Trois coffrets» qu’il appartient de nous solliciter à son dénouement, cet abîme mystique du ça, dont l’évocation – ou mieux l’invocation – s’est inscrite à la dernière ligne de l’édition allemande des fragments posthumes.
Encyclopédie Universelle. 2012.